Article d'Emile Sedeyn, paru en 1919 dans le tome 36 d'Art et décoration

 

JEAN DUNAND


Passez une heure au Musée des Arts Décoratifs, Vous en sortirez convaincu que les oeuvres ayant subi l'épreuve des années sans perdre leur attrait ni leur charme, celles qui s'inscrivent dans le temps avec l'immuabilité, par exemple, d'un meuble de style, sont toutes des oeuvres d'artisans. Il convient de souligner le fait pour ceux qui s'exagèrent encore l'utilité de l'imagination et des théories dans le relèvement de nos industries d'art. Pour atteindre un but aussi élevé, l'étude consciencieuse de la technique et le retour à sa pratique effective sont indispensables. C'est pourquoi l'on n'aboutira à rien de définitif sans une réforme complète de l'apprentissage. L'industrie apparaît surtout pauvre d'idée, soit. Elle en aura en abondance et saura mieux les utiliser lorsqu'elle aura retrouvé les caractères profonds des métiers dont elle est issue, et dont elle ne multiplie pour le moment qu'une expression affadie, banalisée.

En attendant qu'un peu d'idéalisme, né de l'amour et de la dignité du travail, vienne habiter l'usine moderne, sachons gré aux hommes de bonne volonté qui entretiennent ou font revivre sous des aspects nouveaux les beaux métiers d'art de jadis. L'humilité de leurs moyens d'action ne fait que mieux ressortir l'intérêt de leurs réalisations et la somme d'initiative, de volonté qu'elles représentent. La céramique, le mobilier, la décoration des tissus en ont fourni maints exemples depuis vingt ans. Les arts du métal ne sont pas restés en arrière. Une heureuse évolution a rajeuni la ferronnerie, le bronze, la dinanderie, l'orfèvrerie, la bijouterie ; on les voit de plus en plus triompher des banalités et des laideurs commerciales, s'inspirer et se rapprocher de la vie, pénétrer dans l'habitation, y remplir leur rôle d'utilité ou de parure. A ces catégories traditionnelles, on serait tenté de dire que Jean Dunand en a ajouté une autre avec ses vases décoratifs, dont la technique si variée et si personnelle intrigue presque autant qu'elle intéresse. Mais en réalité, si neuf d'aspect que soit le résultat, l'auteur n'a pas eu l'ambition de créer une branche nouvelle des arts du métal. Il s'est seulement attaché à obtenir des formes et des effets décoratifs nouveaux par la combinaison de différentes techniques plus ou moins connues, et propre à s'associer sans désaccords. Ce sont précisément ces recherches qu'il a paru intéressant de résumer ici.

Les premières oeuvres exposées par Jean Dunand, il y a une quinzaine d'années, comportaient peu d'ornements proprement dits. C'étaient des vases et des plats, le plus souvent en cuivre façonné au marteau et patiné, et qui séduisaient surtout par l'harmonie simple et bien équilibrée de la forme. Si ce mérite domine encore la production d'aujourd'hui, c'est que l'auteur a commencé par être un sculpteur, et que, longtemps, il mania concurremment le marteau et l'embauchoir. Entre le modelé ferme et sensible des quelques bustes qu'on revoit avec plaisir dans son atelier, et le galbe élégant de tel de ces vases qui appartiennent à son oeuvre récente, on discerne une parenté évidente : la feuille de cuivre obéit comme la glaise à une personnalité robuste et franche, qui s'exprime de préférence avec les moyens les plus directs ; ainsi, même lorsqu'elle paraît devoir plus au métier qu'à l'art, l'oeuvre est pure et spirituelle, elle possède cette séduction particulière des choses simples qu'éclaire un rayon d'idéal.

Les premières études de Dunand à l'Ecole des Arts industriels de Genève avaient orienté ses préférences vers les métaux repoussés, la ciselure, la gravure. Dès cette époque, il eut l'intuition de trouver dans cette voie tout ce qui peut passionner une imagination d'artiste, la révélation d'une infinité de formes et d'aspects nouveaux, la découverte d'un champ d'investigation sinon vierge, du moins relativement peu exploré dans la période antérieure. Son passage dans l'atelier de Jean Dampt, aussi noble artisan que fier sculpteur, ne pouvait certes l'éloigner de ce que son adolescence avait su discerner à travers des notions encore vagues et insuffisamment méditées. Pourtant, de 1896 à 1902, il se consacra exclusivement à la statuaire, et le catalogue du Salon de la Nationale, en 1904, mentionne encore sa participation dans la section de sculpture. Mais la même année, il exposait également, dans la section d'art décoratif, ses premiers travaux en métal. Ce qu'il y avait en eux de neuf et d'original ne pouvait passer inaperçu dans cette période d'hésitation et de tâtonnements timides. Les oeuvres d'artisans se sont heureusement multipliées depuis quinze ans et se montrent de plus en plus nombreuses dans les expositions. Mais en 1904, les artistes oeuvrant eux-mêmes la matière étaient rares. On s'arrêta devant les vases de Dunand comme devant les céramiques de Lenoble ou devant les cuirs et les ivoires de Clément Mère, pour ce qu'il y avait de direct dans leur réalisation, pour la part de personnalité qu'on voyait se manifester dans l'exécution aussi bien que dans la conception. Le public cherche l'artiste derrière son oeuvre ; une oeuvre originale est pour lui comme l'autographe d'un auteur dont l'écriture ajoute quelques révélations supplémentaires à celles que peut livrer la typographie. Cette curiosité doit trop au désir de comprendre pour qu'on songe à la blâmer. Elle explique la préférence des gens de goût pour une oeuvre d'art réalisée sans intermédiaire. Or, Jean Dunand manie lui-même l'outil, tous les outils de son beau métier, cela se devine au premier coup d'oeil, et ce fut sans doute une des raisons de son rapide succès.

Nous aurons l'occasion d'y revenir plus loin. N'ayant en vue d'autre production que celle des pièces uniques, Dunand devait, dès le début, pousser très loin l'étude des procédés décoratifs appropriés au métal, et susceptibles de lui apporter des ressources d'ornementation variées, accentuant en outre le caractère précieux de ses oeuvres. Aux différentes méthodes du repoussé, à la ciselure, on le vit ajouter les incrustations d'or et d'argent, les patines, les laques, enfin, plus récemment, les émaux. La complexité de ces techniques pour la plupart anciennes, souvent associées à plusieurs dans l'exécution d'un même vase décoratif, apporte dans ces oeuvres des effets d'autant plus savoureux que le décor et la forme s'y montrent dégagés de toute influence d'école. Avant de passer à une description sommaire de l'exécution matérielle, il semble donc indispensable de nous arrêter d'abord aux idées et conceptions qui l'inspirent. Elles jouent ici un rôle beaucoup plus important qu'on ne le supposerait à première vue, en présence des effets sobres, de la somptuosité discrète, où l'auteur, volontairement se limite.

Jean Dunand, s'il doit ses meilleures inspirations à la nature, n'en fait jamais entrer aucune copie directe dans les lignes générales de ses oeuvres, ni dans les ornements qu'il y adapte. Certains de ses vases évoquent, si l'on veut, de beaux fruits inconnus, sur la surface desquels, le repoussé, la ciselure, figurent des crevasses ou des aspérités qui semblent exprimer le bouillonnement de la vie. Mais tout cela est créé, non copié. Guidé avant tout par la nature des matériaux qu'il emploie, l'auteur avait compris dès son premier coup de marteau que la parure des champs et des espaliers ne se peut transporter sans arbitraire et sans fadeur sur des objets de métal. En poussant ses recherches un peu plus loin, il a trouvé des formes qui unissent la fraîcheur à la grâce et n'imposent à l'esprit nul ressouvenir précis de choses déjà vues, de joies visuelles déjà ressenties ailleurs. De là, entre la matière, la forme et l'ornement, ces rapports heureux, cet équilibre, cette unité, sans lesquels il ne saurait exister d'oeuvres fortes, et qui se trouvent ici réalisées sous tant d'aspects divers avec une égale réussite.

La part des études, des recherches, des interprétations est donc considérable dans l'oeuvre de Dunand. Mais le rôle du dessin, du modelage, du façonnage au tour de potier, tout ce qu'il y a de laborieux dans cette création abondante, s'efface, l'objet achevé, devant l'accent expressif du travail manuel. L'artisan, l'intervention manuelle, l'outil, marquent d'une forte et caractéristique empreinte ces oeuvres harmonieuses et qui, d'avoir été réalisées dans la joie, garderont toujours un air d'aisance et de jovialité.

Où trouver d'ailleurs des métiers plus dignes de passionner un artiste ? D'un disque de cuivre, faire surgir par un méthodique et attentif martelage la courbe élancée d'une bouteille ou la panse épanouie d'un vase ; revenir sur la forme ainsi dégagée afin de l'orner par le repoussé ou la ciselure ; y creuser des sillons harmonieux que rempliront l'or, l'argent et les émaux ; puis, par le polissage, l'application des patines et des laques, parachever l'oeuvre et lui donner son aspect définitif, n'est-ce point là une captivante succession de travaux où l'esprit, constamment, doit guider la main, comme la main guide l'outil ?

A mesure que sa production se développait et s'enrichissait, Dunand a dû créer de toutes pièces une organisation technique appropriée à ses travaux. Rien de plus intéressant que la réunion de ces vieux métiers que l'artiste fait revivre en y formant des apprentis et des ouvriers, après en avoir reconstitué l'outillage. Nous avons trouvé là, comme précédemment chez le maître ferronnier Robert, une vingtaine de jeunes gens de quatorze à vingt ans, instruits dans leur métier par l'artiste lui-même, et suivant une méthode d'apprentissage qui fait appel à leur goût, à leur initiative, autant qu'à leur adresse. Les résultats sont très satisfaisants. L'adolescent progresse vite dans un travail qui séduit et retient son intelligence ; s'il est bien doué (le cas est fréquent chez les jeunes Parisiens), il franchit en quelques mois les étapes préliminaires et ne tarde pas à pouvoir aborder les techniques supérieures.

L'apprentissage, au moins pendant la première période, suit la progression normale des opérations qui, d'une feuille de métal, dégagent une forme déterminée. En premier lieu vient l'emboutissage, qui consiste à battre la feuille de cuivre au maillet, sur un billot de chêne servant à la fois de support et de gabarit. Cette première opération donne le fond. La rétreinte et le planage, qui viennent ensuite, sont des façonnages au marteau ; ils achèvent de donner le profil essentiel. A mesure que ces martelages se poursuivent, la feuille métallique s'amincit, ses molécules se resserrent de plus en plus, sa malléabilité diminue ; aussi faut-il faire intervenir entre chaque phase, une chauffe qui facilite l'achèvement du travail.

La forme une fois dressée, on l'emplit de ciment ou de matière plastique, suivant le procédé de décoration qui doit maintenant intervenir.

Les techniques décoratives sont plus variées et plus complexes que les précédentes. Ici, les élèves commencent de se spécialiser suivant leurs goûts et leurs aptitudes. Les uns en restent au repoussé au marteau ou à la recingle (on appelle ainsi un outil qui permet de repousser un dessin quelconque jusqu'à la base des vases les plus creux), les autres sont familiarisés avec les différents genres de ciselure ou avec le travail plus délicat encore des incrustations. Chacun de ces métiers est en lui-même indépendant des autres, mais leur réunion dans les oeuvres de Dunand contribue beaucoup à l'obtention d'effets originaux. Il semble bien inutile d'entrer ici dans des descriptions. Le repoussé s'explique de lui-même : c'est lui qui donne les ornements en saillie plus ou moins accusée, chaque détail étant d'avance décalqué, tracé ou figuré par un repère sur la surface à décorer. La ciselure intervient soit pour compléter et accentuer le repoussé, soit pour creuser les parties destinées à recevoir des incrustations ou des émaux.

Enfin, les incrustations elles-mêmes sont obtenues en coulant dans les creux ainsi réservés, des métaux plus doux : or, argent, nickel, etc...

Le polissage, tantôt termine la série des opérations, tantôt est encore suivi d'un laquage ou de l'application d'une patine.

La préparation des pièces destinées à recevoir des émaux comporte de son côté plusieurs procédés différents, suivant qu'il s'agit d'émaux champlevés, repoussés ou cloisonnés. Pour en avoir une idée, il faut se souvenir qu'un décor d'émail, quel qu'il soit, a toujours pour âme une surface métallique représentant le dessin proprement dit, avec ses creux qui recevront les pâtes diversement colorées, et ses reliefs, qui cerneront les différentes couleurs. Dans les émaux champlevés, appelés aussi "en taille d'épargne", les parties creuses sont évidées à l'outil, suivant les contours du dessin reporté par décalque sur le métal. Dans les émaux repoussés, on le devine, au lieu de réserver un dessin en saillie sur une surface évidée, on produit, au contraire, cette saillie (cloison), en travaillant le métal par l'envers. Enfin, dans les émaux cloisonnés, le dessin en relief est préalablement formé de fines lamelles de métal façonnées à la pince, puis rapportées et soudées sur l'objet à décorer. Dans les trois genres uniformément, la pâte d'émail est ensuite versée dans les creux, puis les pièces sont mises au four et la cuisson fait de l'émail et du métal un tout homogène. En polissant la surface, on donne leur éclat définitif aux couleurs et l'on fait apparaître la cernure métallique.

Nous n'avons donné ces brèves indications que pour favoriser l'examen et la compréhension des oeuvres de Jean Dunand. On devine que dans la pratique, bien des détails laissés ici dans l'ombre apportent une contribution utile à l'effet recherché. En ce qui concerne les émaux, par exemple, Dunand poursuit ses essais dans une voie toute personnelle. Il a compris que leur adaptation à des objets décoratifs parfois de grandes dimensions, établis en matières dures et résistantes, appelait des effets différents de ceux qui conviennnent à de menus et fragiles bibelots. Il y donne au métal un rôle plus marqué, il n'hésite pas à subordonner la couleur à son support, lui demandant tantôt de fleurir un repoussé vigoureux, tantôt d'orner le col d'un vase à peu près comme un collier orne le cou d'une belle jeune femme. Ces recherches ont amené l'artiste à d'autres applications de l'émail. Il travaille actuellement à des plats de reliures en cuivre orné d'émaux champlevés ou repoussés. Si limitées que soient ses applications, cet apport à la décoration du livre méritait d'être noté.

Jean Dunand a encore trouvé dans l'emploi du plomb, de l'acier, du nickel, d'autres effets, moins variés assurément que ceux qu'il obtient avec le cuivre, mais dont l'intérêt artistique et technique n'est pas moindre. Le nickel, en particulier, donne, par l'oxydation, des noirs d'une qualité remarquable. Mais ici, nous devons nous borner à mentionner le très large apport de la chimie à cet art constamment préoccupé d'effets nouveaux. La recherche des patines et de leur fixation sur les divers métaux n'est pas la partie la moins passionnante des travaux de Dunand. Elle fait surgir quotidiennement des problèmes imprévus, qui orientent à leur tour son attention vers de nouvelles trouvailles. C'est ainsi que l'étude des fixatifs l'a conduit, il y a déjà bien des années, à l'emploi des laques, dont il tira par la suite maints effets intéressants et originaux.

Jean Dunand, dont le nom fut révélé au public par des oeuvres qui tenaient du bibelot, montre, aujourd'hui, une tendance louable à étendre les applications de cet art à la fois robuste et précieux que son effort a ressuscité, - il serait plus exact de dire : a recréé - . Le grand vase de cuivre aux incrustations d'argent qu'on a pu voir au Salon des Artistes Décorateurs en est un témoignage.

D'autres applications plus directes du métal à la décoration intérieure de l'habitation sont en cours d'étude.

Enfin, on n'oubliera pas que, pendant la guerre, Dunand inventa une visière adaptable au casque de tranchées, et destinée à protéger les yeux du combattant contre les éclats d'obus et les jets de liquide enflammé. Tous les arbitres, et Dieu sait s'ils furent nombreux, se sont accordés à reconnaître les avantages et l'efficacité de cette innovation. Il ne nous appartient pas de juger les objections d'ordre pratique et peut-être les lenteurs administratives qui n'ont pas permis de généraliser à temps, malgré le zèle généreux de l'inventeur, la mise en service de ce perfectionnement. Mais il faut noter aussi que Dunand fut conduit à envisager la transformation du casque lui-même. Le casque réglementaire a, sans parler de ses autres titres à notre reconnaissance, une valeur plastique incontestable. Il faut reconnaître, toutefois, qu'avec ses bords et son cimier rapportés, de fer peint, il a un certain air d'armure de bazar. La coiffure réalisée par Dunand, après de nombreux essais était, au contraire, d'acier au manganèse, emboutie d'une seule pièce. La loyauté de cette solution s'est, comme de juste, traduite dans le domaine de la forme : sobre, robuste et mâle, sous sa patine sombre, le casque de Dunand est un véritable objet d'art. Quelques milliers d'exemplaires seulement avaient été fabriqués et mis en essai quand la signature de l'armistice vint rendre l'inventeur à des recherches plus pacifiques.

A propos des pièces reproduites, on se dispensera ici, d'un commentaire descriptif qui n'ajouterait rien à l'inévitable imperfection des photographies. Si l'art de Jean Dunand et les théories dont il procède peuvent s'exprimer par des mots, il n'en est pas de même de ce que j'appellerais volontiers la poésie de ses oeuvres, - poésie sereine, riche d'accent et de caractère, que sa forme impérissable saura heureusement transmettre intacte à l'avenir.

Pour ceux qui se demanderont plus tard qui était ce ciseleur de sensations, ce marteleur d'harmonies, contentons-nous d'avoir montré Jean Dunand, vigoureux et méditatif, dans sa petite maison de Montrouge, où l'organisation familiale, l'outillage simple, l'activité tranquille, nous ont rappelé le passé et ses beaux exemples.

 

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