Article d'Albert Flament, paru en 1926 dans La Revue de Paris

 

LE MAÎTRE DU FER ET DES LAQUES


Rue Saint-Florentin, dans une maison voisine de celle où mourut M. de Talleyrand.

La décoration du petit salon où nous venons d'entrer était, hier encore, à la manière du XVIIIe siècle, éperdûment.

Métamorphose. La boiserie a disparu sous une compartimentation nouvelle, enduite de chaux, grumeleuse, à la manière orientale, d'un ton d'or assourdi. Plafond semblable, limité par une corniche faite de trois plans superposés, en retrait. Des rampes, dissimulées entre chacun de ces plans, donnent par réflection, à la pièce dorée, une lumière violente et adoucie, comparable au reflet du soleil. On se croirait dans un de ces marabouts, bâtis et tout de suite abandonnés, sur les dunes du Sahara. Les contrevents repliés, la rue apparaît dans sa grise et opaque humidité de décembre. Ce petit salon, qui plonge dans l'haleine du Désert, à deux pas des Tuileries, vient d'être achevé par Jean Dunand, - un des grands artisans de ce temps, qui ont le plus contribué à donner sa nouvelle formule à l'art contemporain. Après avoir fabriqué la matière dans laquelle il rêvait de créer ses inspirations, Dunand s'est d'abord servi de paravents dont l'architecture a fait ses preuves. Il composa ensuite de petits meubles, en partie empruntés aux Asiatiques, mais qu'il décora selon ses procédés et en participant au grand mouvement moderne que d'autres accéléraient en même temps que lui et qui rendait à la ligne droite, au cube, au triangle, une place depuis longtemps perdue, - depuis l'Egypte, - sans doute...

M. Jean Dunand, que j'ai vu marteler des vases de cuivre incrustés d'argent, puis des casques, à la fin de la guerre, s'est mis à travailler ces laques dont le secret semblait perdu ou réservé à quelques problématiques Chinois, inaccessibles. Il y a mêlé, comme sur ses vases, des incrustations de parcelles de nacre, puis de coquilles d'oeufs - par un procédé, qui ne lui est déjà plus, hélas ! personnel, mais que l'on copie, sans l'égaler jamais.

Dans ses murs de pisé doré et mat, ce petit salon contient un divan, un bureau de femme, un semblant de bibliothèque et un miroir à trois faces qui se replie... Véritable "boudoir" d'aujourd'hui, où une femme ne saurait s'étendre sur son divan qu'après avoir travaillé à son bureau, expédié quelques affaires, pour s'installer ensuite, entre les trois feuilles du miroir déplié, pour s'assurer de la réalité de cette jeunesse quasi imperméable de nos contemporaines, lorsqu'elles ont souhaité de ne point vieillir - et qu'elles y persévèrent. Le panneau qui ferme le miroir est en laque d'écaille. De légères compositions géométriques en ornent la partie centrale, avec incrustations de métal et de coquilles d'oeufs.

Des couches de laque superposées et polies permettent d'offrir à cette matière de la coquille pilée, d'une blancheur crémeuse, incomparable, craquelée et unie, la résistance, le brillant des travaux chinois les plus durables. Le dessus du bureau est de cette même composition précieuse. Et jusqu'au portrait même de celle qui a voulu ce petit salon, ce coin, dont elle exclut tout l'"ancien", jadis tant aimé... Sur un panneau de laque, elle est vêtue de blanc, à mi-corps... La toile peinte est passagère, comparée à ce rectangle de bois, qui a subi tant de préparations et que ces couches superposées et minutieusement poncées ont recouvertes de leur enduit brûlant. Le travail du laqueur doit résister à toute empreinte du temps. On voudrait que Léonard eût fixé dans cette matière le sourire de Mona Lisa qui s'enténèbre.

Nous avons quitté le petit salon nouveau, pour "monter" au delà du Lion de Belfort, rue Hallé, jusqu'à l'atelier de Jean Dunand.

Tombé de son toit, en faisant agrandir sa maison, Dunand est étendu depuis quatre semaines, la jambe droite immobilisée dans le plâtre. Mais, sur son lit même, il travaille pour chasser l'ennui, incrustant dans un panneau de laque des pierres de lune, pour former les yeux d'un lapin argenté courant parmi les épis. Sur son fauteuil de convalescent, il travaille encore. C'est un homme d'autrefois, qui a l'aspect d'un personnage d'Holbein. Dans un coin d'atelier où deux ouvriers sont occupés à marteler les formes de cuivre qui deviendront les vases précieux, le fils aîné de Jean Dunand, qui n'a pas vingt ans, montre les premiers marteaux fabriqués par son père pour exécuter ses travaux d'avant la guerre, que remarquaient seuls, alors, de rares amateurs. Aujourd'hui, que de faux Dunands, dans les vitrines du Salon d'automne ! Parmi les faux, il est même un exposant, un de ces plagiaires, qui en a placé un véritable ! Otez au grand mouvement d'art moderne contemporain quelques hommes, tels que Lalique, Dunand, Brandt, Ruhlmann, vous apercevrez que presque tout ce qui reste n'est que contrefaçon. Et, si vous supprimez Degas, Lautrec, Seurat, Gauguin, qu'aurions-nous dans la peinture "avancée" ? Et, parmi les écrivains de la dernière heure, si les Verlaine, Mallarmé, Laforgue et Rimbaud ne les avaient point précédés ?

Dunand expose chaque année, avec grand succès, le 15 décembre, en compagnie de F.L. Schmied, le prince des graveurs, Jouve et Goulden, à la galerie Georges Petit. Son accident a causé quelques perturbations dans l'exposition préparée. Mais on s'emploie à rattraper le temps perdu. Dans un seul atelier, une demi-douzaine de Jaunes, aux cheveux longs et huileux, sont occupés à disposer avec des sortes de pinces, les parcelles de coquilles d'oeuf sur des panneaux. Ils morcellent chaque fragment, pour obtenir le craquelé précieux, qui ressemble quelque peu au galuchat des anciennes maroquineries, puis le noient dans les couches de cette laque laiteuse qui emplit des bols de métal auprès d'eux.

Les ouvrages de Dunand évoquent ce qui manque si souvent, - presque toujours - aux artisans de ce temps : le goût de l'objet luxueux et rare, l'amour de ce qui doit durer qui se fait avec la collaboration de la matière résistante, pénible à travailler, ce qui donne le sentiment de la durée. Lorsque tant de camelote moderne sera anéantie, fanée, montrant la pauvreté de l'invention et du labeur, tombés en poussière, on imagine aisément ces vases, ces paravents, ces plateaux, ces meubles, révélant dans l'avenir nos contemporains, tels qu'ils n'auront certainement pas été, tout d'un bloc, mais certainement tels que les verront, grâce à Dunand, ceux qui nous auront remplacés à la surface de cette terre mouvante, fugitive et monotone.

 

Retour accueil - Retour menu