Article de Jean Gallotti, paru en 1932 dans le tome 61 d'Art et décoration

 

QUELQUES OEUVRES RECENTES DE JEAN DUNAND


On a pu il y a quelques semaines admirer à la Galerie Georges Petit, une exposition de laques et mosaïques de Jean Dunand.

Ce grand artiste s'est fait connaître d'abord par des vases en métal et le public, soit attachement à ses premières impressions, soit qu'il rapproche un nom propre et un nom de métier qui s'accordent, le considère surtout comme un dinandier.

Dinandier, certes, Dunand le fut et le reste. Mais les bois laqués forment, de beaucoup, la partie la plus importante de son oeuvre et c'est d'eux, je crois, qu'il convient de parler avant toute autre chose.

Il n'est pas possible de le faire sans dire d'abord quelques mots de la technique de cet art savant. Si grand que soit le talent de ce créateur, comme peintre et comme décorateur, la matière qu'il a choisie est d'un emploi si difficile qu'on trahirait l'artiste en ne faisant pas ressortir les mérites de l'artisan.

On sait quels prodiges de patience, de soin, d'habileté, exigeait la fabrication des anciens laques japonais. On a cru pendant longtemps que jamais il ne serait possible de faire rien de semblable en Europe. Et, de fait, si l'on considère que certains de ces chefs-d'oeuvres exotiques sont le fruit du travail de plusieurs générations, nous sommes bien obligés d'avouer que leur élaboration dépasse nos facultés d'occidentaux. Il n'en est pas moins vrai que le procédé, en son principe, n'était pas inimitable. Il suffisait de l'étudier à fond et d'oser l'appliquer. Or, Dunand a eu cette audace et elle lui a réussi.

Parmi ceux qui admirent les paysages, les scènes charmantes et les portraits, dont il orne ses meubles ou ses panneaux, bien peu soupçonnent la complication et la durée du travail qui a permis de les réaliser. Le fond de bois, pour n'être sujet à aucun gauchissement, doit être composé d'un enchevêtrement de baguettes emprisonnées entre des feuilles de contreplaqué ; des colles spéciales, des presses énormes sont nécessaires pour obtenir ces sortes de planches indéformables. Mais les difficultés commencent avec l'entoilage, l'application des couches successives de gomme laque et leur polissage. Rappelons que pour obtenir du noir, on oxyde la laque en la tournant, dans un vase, avec une barre de fer, pendant quinze jours ! La laque ne durcissant qu'à l'humidité, chaque couche doit être exposée dans une chambre obscure où les murs ruissellent. Pour la polir, on se sert, au début, de pierres ponces, puis de tampons et de poudre de charbon de bois, enfin de la main nue avec une impalpable poudre de craie. Si maintenant on veut noter que le nombre de couches peut atteindre quarante, loin de trouver étrange que l'exécution matérielle d'un panneau de Dunand demande plus de six mois, on s'étonnera plutôt qu'elle ne dure pas d'avantage.

Ajoutons que l'emploi de la laque fraîche, résine importée d'Extrême-Orient, présente des dangers contre lesquels les spécialistes indigènes sont seuls immunisés. Au Tonkin, les voyageurs se détournent pour ne point passer dans les bois d'arbres à laque. Une des filles de M. Dunand eut les yeux gravement malades d'avoir regardé une jarre pleine de cette pâte perfide. Et le maître a dû former une équipe d'artisans indochinois, à Paris, pour l'assister.

C'est au cours de ces lentes et difficiles opérations que doit, peu à peu, naître le décor. En ajoutant des terres colorantes à la résine, on réalise, couche par couche, les taches dont l'ensemble formera un tableau. Parfois le bois a été sculpté avant de recevoir l'enduit. Parfois la laque est gravée après coup selon le procédé des Coromandels.

Comment croire, après cela, qu'il soit possible à l'artiste de ne pas se laisser absorber par les soucis de l'exécution, de dominer son métier, de n'avoir en vue que l'effet final ; bien plus, de garder l'âme d'un peintre, souvent d'un portraitiste, et de rester hanté par un idéal d'harmonie dans les couleurs et dans les lignes, de personnalité dans l'interprétation du réel, même de délicatesse dans l'expression des sentiments ?

Tel est pourtant le cas de Jean Dunand. Il nous offre l'exemple rare d'un artiste que le sens décoratif a conduit de la forme inerte à l'imitation de la vie et de la figure humaine.

Ses travaux de dinanderie n'atteignent à la beauté que par les qualités de la matière, les proportions et l'ornementation géométriques. L'ampleur du galbe, l'espèce de palpitation que communique la trace du marteau, cette chaleur douce et cet éclat qu'ont toujours les couleurs du bronze, de l'or et de l'argent et qui les apparentent si bien quand on les rapproche, font seules la splendeur de ses vases et de ses plateaux. Avec les laques, tout change. L'étendue des champs que le bois met à sa disposition, l'invite à concevoir d'autres décors. La géométrie est trop pauvre ; seule la vie dans la complexité infinie de ses aspects est une source de richesses assez abondante pour qu'il trouve, en y puisant, de quoi animer des surfaces planes. Il en tire des fleurs, des arbres, des animaux qu'il simplifie, qu'il stylise, et cette recherche d'une schématisation, d'ailleurs sans excès, le conduit à retenir les traits caractéristiques des mouvements. Enfin, il ne peut résister à l'attrait du personnage.

L'homme - et par là, neuf fois sur dix, entendez la femme - est le plus bel animal, la plus belle des fleurs. Pour un oeil sensible au charme de la ligne, le nu et le drapé sont des trésors de ravissements, un des plus nobles motifs d'ornementation. Mais l'homme a un visage. Que va faire l'artiste ? Par un respect étroit de l'art décoratif qui l'a conduit si haut, va-t-il, sur ces yeux éclairés d'une pensée intérieure, sur cette bouche où frissonnent les reflets d'émotions cachées, poser une couche d'émail qui se figera en masque ? Va-t-il après avoir écouté si longtemps les appels de la vie, lui préférer soudain la mort ? Cette fanatique attitude serait indigne de sa mission. Jean Dunand pour l'adopter n'aurait donc pas eu d'excuse.

Il faudrait pouvoir écrire tout un article sur les figures qu'il a scellées amoureusement dans la glace de ses laques. Mulâtresses au repos, jeunes femmes à leur toilette, enfants et jeunes filles portent dans leur regard un air de nonchalance et de mélancolie qui complète leur grâce ou une discrète sensualité qui accentue la séduction de leur chair délicate et souple. La pureté du trait, l'arbitraire des coloris et la composition des attitudes sont encore d'un décorateur ; tout le reste est d'un peintre et d'un peintre exquis. Nous n'en éprouvons que plus de respect pour l'artisan hors-ligne qu'est aussi ce grand artiste et grâce auquel de pures créations de l'esprit peuvent se revêtir des plus délicieux aspects de la matière en même temps qu'acquérir une solidité à l'épreuve du temps.

C'est peut-être ce souci de solidité qui a poussé Jean Dunand à faire de la mosaïque. Il excelle là comme ailleurs. A son propre portrait il a su donner une intensité d'expression qui prouve combien il sait asservir les techniques les plus rebelles. Aux sujets religieux il prête fort à propos une saveur byzantine. Une sensibilité du même ordre l'a d'ailleurs incliné à donner souvent à ses laques une discrète tournure asiatique. Mais un talent de cette envergure peut avoir de tels raffinements sans être soupçonné de subir des réminiscences. A ceux auxquels Jean Dunand fait les honneurs de son atelier, il aime montrer, au fond d'une sorte de tabernacle, une icône de mosaïque enchâssée dans un nimbe d'or pur. C'est un de ses ouvrages les plus récents. Tout son respect pour la splendeur des matières rares et pour le labeur patient est inscrit dans ce chef-d'oeuvre d'aspect médiéval. "Il ne faut pas croire, dit-il, que nous ne puissions plus faire ce qu'on faisait au Moyen âge ; seulement on ne nous le demande plus ". Ces quelques mots suffisent à nous faire comprendre la véritable nature de Jean Dunand : un artiste moderne continuant la lignée des maîtres d'autrefois.

 

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