Article d'Arsène Alexandre, paru en 1931 dans La Renaissance de l'art français

 

PAQUEBOT L'ATLANTIQUE : UNE DECORATION DE JEAN DUNAND


M. Jean Dunand, qui s'est acquis dans le monde la juste réputation d'un de nos grands décorateurs actuels, vient, avec le magnifique ensemble de panneaux de laque formant les parois du salon de la première classe dans le paquebot L'Atlantique, de dépasser encore en richesse sobre, en formes expressives et en grandeur d'effet, ce par quoi il nous a plus d'une fois étonné. La Compagnie de Navigation Sud-Atlantique a eu, le choisissant, la main heureuse. Il n'y a pour nous qu'un seul regret à formuler : c'est qu'une pareille décoration n'ait pas eu pour destinée de demeurer à Paris. Mais il faudrait en de telles occasions qu'il existât chez nous un palais, un musée, un édifice quelconque, où une décoration du maître eût chance de trouver une place - ou une commande.

Par exemple quelle salle du Palais permanent s'il y avait été prévu un emplacement ! Ou bien encore quelle entrée pour un ministère des Colonies, ou pour le Muséum ! Mais ne nous attardons pas à ces inutiles doléances, et donnons ici quelques détails sur ce que nous considérons de toute façon comme un événement artistique. C'est une occasion en même temps d'esquisser une physionomie de l'artiste et de résumer son oeuvre à grands traits.

Jean Dunand a commencé avec modestie, créé avec persévérance et abouti avec ampleur. D'abord on le remarqua comme un original artisan de métaux. Ses vases et objets divers en airain, avec de délicates mais larges incrustations, étaient des oeuvres nouvelles et réussies, tranchant sur cette recherche exagérée de l'"originalité" qui a égaré tant de possibilités de talents et a jeté, de par le monde, une production qui paraîtra à ceux qui viendront après nous souvent bien étrange.

Une oeuvre, au contraire, comme celle de Jean Dunand, qui allie à la séduction de la matière celle de la fantaisie réglée par l'équilibre, plaidera toujours en faveur de notre époque. On en pourrait dire autant du beau groupe d'artisans qui s'est formé naturellement avec Dunand : le maître imprimeur et décorateur de livres Schmied, l'animalier Jouve, l'émailleur Goulden.

Celui de qui nous parlons ici particulièrement devait un jour être attiré, en vertu des analogies mystérieuses des matières, par la plus merveilleuse peut-être que les hommes aient inventée : la laque.

Elle a tout : la séduction pour l'oeil, la caresse au toucher, la possibilité de se combiner avec les autres matières précieuses que lui fournit la nature, or, argent, nacre, d'autres encore, et de les capturer tout en leur donnant encore plus de prix, car elle permet au peintre de génie d'y employer une palette des plus particulières.

Peu à peu, disions-nous, Jean Dunand en aborda, puis en assouplit et en élargit l'usage. D'abord, de modestes panneaux qui attirèrent l'attention des amateurs de beaux objets. Puis de grands et somptueux paravents qui trouvaient, par leur style, leur place dans la décoration des ameublements modernes. Enfin, le considérable travail que l'on voit ici commenté et reproduit aujourd'hui.

Le thème est grandiose autant que simple. La faune et la flore des contrées tropicales, mais stylisées, ornementalisées, si l'on nous permet ce barbarisme à la faveur de ce qu'il exprime. Les animaux ne le sont pas exactement, sinon par la force de la silhouette et du mouvement ; mais les arbres et les plantes, tout en conservant leur allure et leur caractère, s'enrichissent et s'irradient en éléments d'un fantastique vrai, résultant à la fois de la sensation, de la mémoire et de la cristallisation, pour ainsi dire, de celles-ci.

Maintenant, regardez ces grandes pages si émouvantes. Ce léopard marchant, d'une colère sournoise, entre les lames tranchantes, comme ses dents, des aloès et autres végétaux inexorables. Ces éléphants massifs et circonspects qui s'avancent survolés par un oiseau héraldique et vivant à la fois. Ce zèbre et ces gazelles vivant momentanément d'une vie plus clémente. Cet ours velouté et précautionneux, marchant à pas comptés dans un décor figuratif des glaces polaires, surprenant d'invention et de force suggestive. N'est-ce pas là, dans l'ensemble comme dans les détails, un chef-d'oeuvre de l'art décoratif moderne, et du beau métier de laqueur ?

Jean Dunand a dû s'adjoindre, pour l'exécuter dans ses grands ateliers de la rue Hallé, des auxiliaires pour la tâche matérielle. Il ne pouvait employer pour cela que des ouvriers extrême-orientaux ; mais pour un résultat qui, du même point de départ, touche un but entièrement différent de ceux des illustres laqueurs chinois et japonais, et qui ne leur cède en rien. Je ne craindrais même pas de dire que si Dunand a su profiter de l'enseignement et de l'esprit de ces sublimes artisans, leurs successeurs peuvent à leur tour lui devoir de l'émulation et des leçons.

 

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