Article de Liliane Sarcey, paru en 1926 dans le n° 9 de Conferencia
UNE VISITE A L'ATELIER DE M. JEAN DUNAND
Promenade faite le 3 décembre 1925.
Nos
promenades du Nouveau Visage de l'Art nous ramènerons souvent à
Montparnasse. C'est, après Montmartre, le centre artistique actuel où
prirent naissance bien des mouvements de l'art moderne, où se manifestèrent
d'une façon quelquefois violente les forces actives de la jeunesse artistique.
Mais il serait
inexact d'englober Jean Dunand dans cette récente pléiade de Montparnasse.
Précurseur de son art, il ne s'est rattaché à aucun groupe.
Le premier noyau de nos artistes se formait à peine à Montmartre
que, lui, déjà travaillait solitaire dans son atelier de la rue
Hallé. Il fut un innovateur en venant s'installer, il y a quelque vingt
ans, dans cette rue paisible et provinciale du Montparnasse d'alors, bien différent
du Montparnasse cosmopolite d'aujourd'hui. Il fut de même un innovateur
dans son art puisque, dès 1900, époque toute proche du fâcheux
modern-style, il commença à s'affranchir du décor. Au moment
où l'on considérait l'art décoratif comme une interprétation
de la nature, il fit des vases de cuivre nus, sans ornements, dont la beauté
réside dans la perfection du galbe et dans les patines ; et cette conception
antique, mais aussi toute moderne, était très neuve à l'époque
où il commença à l'appliquer.
La rue Hallé
trace près du Lion de Belfort la courbe imprévue d'une rue qui
se déroule en rond. C'est là, dans un pavillon vert, au fond d'une
cour étroite qu'en groupe de cinquante, à trois reprises différentes,
nous avons eu l'indiscrétion de frapper à la porte de Jean Dunand.
Le même accueil indulgent devait nous être réservé
à chaque visite.
En pénétrant
respectueusement dans le grand atelier, sanctuaire de tant d'oeuvres précieuses,
nous nous laissions aller tout d'abord à la joie des yeux. C'était
la fête des laques : laque noir, laque rouge, laque rehaussé de
coquilles d'oeuf, portraits, paravents, meubles, bibelots de toutes sortes,
étuis qui font penser à des peaux de serpents. C'est une chose
frappante nous dit Jane Alfassa, ces objets de Dunand, dont le décor
n'est jamais copié sur la nature, évoquent, cependant, les beautés
du règne animal, minéral ou végétal par la fantaisie
de l'ornementation, la délicatesse des surfaces, l'harmonie des couleurs.
L'air méditatif,
le visage clair, Jean Dunand n'entend pas seulement nous divertir et nous charmer.
Il veut aussi nous instruire. A côté d'un tableau noir qui paraît
attendre la démonstration technique, un billot, une bigorne, quelques
feuilles de cuivre mince nous promettent une véritable initiation à
la science du métal.
Tandis
que Mme Dunand anime de sa charmante bonne grâce cette réception
et nous installe, Jane Alfassa va nous dire la place qu'occupent les oeuvres
de Jean Dunand dans la production artistique contemporaine, tout ce que le maître
trop modeste ne voudrait nous révéler lui-même.
Ce que fait Dunand
Il
faut remercier M. Dunand de nous recevoir chez lui, parce qu'il y a un plaisir
particulièrement vif à voir les oeuvres d'un artiste dans l'ambiance
de son atelier où elles ont été conçues et exécutées.
Jean
Dunand a fait revivre sous un aspect nouveau les beaux métiers d'autrefois
; et ce qui frappe d'abord, c'est la diversité de ses travaux. En dehors
des meubles, des bibelots dont le rôle est principalement décoratif,
il n'a pas craint d'appliquer son invention artistique à des choses d'utilité
pratique. Il a contribué, par exemple, à la décoration
des intérieurs de carrosserie automobile où sa part semble modeste
(incrustation dans les nécessaires d'automobiles et, à la poignée
des portières, applications de coquilles d'oeuf). Mais cette simple note
d'art véritable suffit à mêler agréablement le goût
et le raffinement à notre activité sportive.
Le Bibelot
Le
bibelot tient une place importante dans l'art moderne. Il est influencé
par les mêmes tendances que l'architecture et le meuble : recherche de
simplicité, d'harmonie dans les formes, de perfection dans l'exécution
: goût des belles matières ; peu de décor ; un désir
d'éviter les mièvreries.
Cela
se sent dans tous les objets courants : un vase, une boîte à poudre,
un porte-cigarette, un plateau. Mais comme il est plus facile de dissimuler
l'imperfection dans un objet portant un décor très complexe, cette
simplicité du décor oblige à une étude plus consciencieuse
de la technique, la richesse de l'ornement n'étant plus là pour
masquer un défaut d'exécution. On trouve réunis chez Dunand,
ce goût des formes pures, des belles matières et l'habileté
technique. Chaque fois qu'il s'est intéressé à un métier,
il en a saisi le caractère profond.
Il
a commencé par être sculpteur. Vous l'auriez deviné au sentiment
qu'il a de la forme. Il a travaillé de bonne heure à Paris (car
bien que né à Genève, ses parents sont d'origine dauphinoise
et le Dauphiné est très fier de le revendiquer), puis aux environs
de 1900, il a exposé ses premiers vases de métal, ses premières
"Dinanderies".
Dunand et l'Art du Métal
On
peut dire que Dunand a rénové l'art du métal. C'est un
art de tous les temps, mais l'industrie s'en est emparée à la
fin du XIXe siècle.
Vous
savez qu'une feuille de métal se compose de molécules qui ne deviennent
plastiques et malléables qu'en glissant les unes sur les autres sous
l'action du feu et du marteau. Le métal d'un vase travaillé à
la machine prend de ces formes sans accent que revêtent les copies de
modelage ; mais lorsque ce métal est martelé par l'artiste lui-même,
il devient expressif et vivant.
Dunand
connaît les réactions du cuivre, du plomb, de l'acier, de l'étain.
Il a su les juxtaposer, les associer et, même, combiner des alliages.
Il a ainsi obtenu des patines très belles. Des coulées d'argent
brut, géométriquement fixées sur un fond noir, ajoutent
souvent à ces formes antiques une note qui est entièrement de
notre temps. M.
Yvanohé Rambosson a dit : "Il joue des lignes et des surfaces comme
un musicien dispose des sons et des silences".
Mais
Dunand a besoin de donner libre cours à un goût de recherche, à
un don d'invention qui lui est personnel. Il aime la matière inconnue
; il vous dira tout à l'heure comment, après avoir étudié
de beaux objets anciens du Japon, il s'est mis à l'émail et aux
laques. Et la laque lui a d'abord servi à rehausser le décor de
ses vases.
[...]
Dunand et les Meubles de Laque
Vous
avez vu quel parti Dunand a su tirer à son tour de ce sombre éclat
des surfaces lisses.
Dans
le mobilier moderne, on tend à abandonner la peinture, matière
fragile et pauvre, pour se servir des bois naturels richement veinés
ou de placages. Mais la véritable laque de Chine fournit un enduit remarquable,
moins fragile qu'on ne pense. Quand le travail est exécuté avec
soin, elle résiste au choc, à l'humidité, à la chaleur
; elle donne des colorations profondes et sourdes ou éclatantes, comme
l'a remarqué M. Moussinac.
L'emploi
de la laque impose assez vite certaines formes : la suppression des moulures
saillantes ou creuses et des angles aigus. Ces formes sont à peu près
celles que recherchent les décorateurs contemporains.
M.
Dunand a, maintenant, de nombreux imitateurs dont les oeuvres n'égalent
pas les siennes ; mais, on ne saurait trop le répéter, l'invention
de ses travaux lui revient entièrement.
Du
bibelot au meuble, on retrouve chez lui, la même originalité d'inspiration.
Non seulement il est arrivé à des choses remarquables, mais il
ne se repose jamais sur ce qu'il fait. Cette recherche continuelle est une des
marques du véritable artiste, qui a vraiment une ingéniosité
créatrice. Et pourtant, jamais cette ingéniosité ne l'entraîne
au delà des limites que lui impose la matière qu'il doit travailler.
J.A.
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Mlle Jane Alfassa est très applaudie ; prenant, à son tour, la parole, M. Dunand va nous expliquer trois techniques qui se rattachent spécialement à ses travaux : celle du métal, celle de la laque, celle de la coquille d'oeuf.
Le Métal
Les
alliages, dit-il, sont des pourcentages d'étain ou de métaux neutres.
Les métaux purs sont trop mous. La base du métal le plus malléable,
le plus mou et le plus ordinaire, c'est le cuivre rouge. On obtient le cuivre
jaune en alliant un pourcentage de zinc et, quelquefois, une pincée d'étain
pour le rendre malléable.
Il en est
de même pour l'or. Il faut y faire entrer un pourcentage de cuivre pour
avoir de l'or rouge ; d'argent pour avoir de l'or vert.
On emploie
l'or vierge, par conséquent mou, pour les incrustations ordinaires et
pour la damasquinure.
L'incrustation
est un travail solide dont on peut polir la surface, tandis que la damasquinure
a toujours un fond noir et mat.
Ici, le maître
se lève, va au tableau noir et nous dit :
Je vais vous
montrer la différence qu'il y a entre la damasquinure et l'incrustation.
Ce sont deux procédés que l'on confond assez souvent.
Avec un petit
couteau très trempé, comme un petit rasoir, on trace de minces
lignes serrées qui s'entre-croisent en formant un quadrillé. On
obtient ainsi de petites pyramides carrées, on repasse encore des rainures
au travers des carrés, pour former des griffes très fines, sortes
de petites limes où vient s'agripper le fil de métal d'or, d'argent
ou de platine. Ces fils, fins comme des cheveux, sont posés sur ce métal
quadrillé et écrasés avec un brunissoir en acier poli et
laissent le fond toujours mat.
Et
M. Dunand fait circuler, comme exemple, un plateau espagnol, travaillé
selon le procédé de la damasquinure. Nous le regardons à
tour de rôle, attentivement, à la loupe.
Je vais vous montrer, maintenant, le procédé de l'incrustation, en dessinant une coupe très agrandie du métal. Admettons qu'il ait un millimètre d'épaisseur. Avec un outil qu'on appelle burin, on creuse un petit sillon. Dans la rainure ainsi formée, avec un autre ciseau plat, on tape sur le côté pour faire remonter le bord. Il y a, de cette façon, deux griffes sur le côté pour recevoir l'or en fil. Voici le fil d'or en coupe que l'on enfonce dans cette griffe et qui vient s'incruster dans ces deux rainures formées par le ciseau. On peut ensuite laisser l'or en relief ou l'incruster.
Les Etats Successifs d'un Vase fait à la Main
Sur
le haut d'une vitrine, nous voyons dix aspects d'un vase avec toutes les métamorphoses
successives que comporte sa fabrication.
Tout ceci,
reprend M. Dunand, depuis ce morceau brut de cuivre rouge jusqu'à ce
vase achevé, est entièrement exécuté à la
main. L'oeil et la main seuls comptent ; il n'y a pas d'autre guide, pas de
mandrin à mettre à l'intérieur, comme pour les pièces
faites au tour.
Toute la difficulté
consiste à conduire le métal.
Commençons
par la première phase :
Emboutissage et Retreinte
L'emboutissage
consiste à taper à l'intérieur. La retreinte à taper
à l'extérieur.
L'emboutissage
donne cette forme de cuvette pour que l'on puisse le placer sur la bigorne.
On emboutit sur un billot de bois légèrement creusé. En
tapant, j'obtiens d'abord un petit fond baissé qui va me servir pour
la base du vase. Cela forme un petit pli. Ce pli, je vais le descendre sur l'acier
et, en frappant avec la panne du marteau, il va s'allonger. Je frappe bien tous
les coups de marteau les uns à côté des autres pour le maintenir
et le tirer. C'est la retreinte.
Après
cette passe, il faut le recuire et recommencer de bas en haut. Entre chaque
passe, il y a trois ou quatre cuissons. Le vase terminé a été
rougi une quarantaine de fois.
On plane ensuite
afin que les molécules se resserrent par l'action du marteau qui fait
disparaître le pli qui se reforme à une autre partie.
C'est évidemment
sur le bord que la pièce se casse le plus facilement. Pour terminer le
vase, j'enferme une petite bague dans le métal pris dans le même
disque, qui n'est par conséquent par rapportée.
Pour
le décor en relief, on emploie un outil appelé la "recingle".
Il se compose d'une tige en acier coudée, figée dans un étau
à l'établi, et d'une sorte de broche qui est le guide extérieur
qui permet de savoir où se trouve l'outil. Mon dessin étant tracé,
je puis, à un endroit exact, obtenir une saillie. On peut ainsi faire
de grands gaudrons qui ne sont jamais très précis, mais qui donnent
un relief. Ensuite, on coule un ciment à l'intérieur. Ici, intervient
le métier de ciseleur, afin de donner des richesses de détails
dans la forme. Pour retirer le ciment, on retourne le vase. En chauffant très
lentement avec un chalumeau, le ciment s'écoule. Ensuite, on nettoie
l'intérieur et le vase est achevé. Quand le vase est très
resserré, il ne faut pas chauffer trop fort parce qu'il se dégage
un gaz qui peut brûler et faire sauter la pièce.
Pendant
toute cette démonstration, installé devant la bigorne, frappant
le métal, animant la matière, Jean Dunand nous donne la vision
vigoureuse de l'artiste-artisan en pleine activité de travail.
Le voyant
ainsi, Yvanohé Rambosson le compara, un jour, à un hercule patient,
penché sur le cuivre avec la manière attentive d'un entomologiste.
Comme celui-ci étudie les moeurs des insectes, Dunand s'efforce de découvrir
les propriétés de la substance.
M. Emmanuel
de Thubert nous donne, lui aussi, une description pittoresque de Dunand au travail.
"La matière
est bonne fille, écrit-il, mais encore faut-il l'aimer. Elle a une sensibilité
comme toute créature d'où la nécessité de l'émouvoir
pour qu'elle réponde bien à l'artiste. Comment ne préférerait-elle
pas obéir à l'homme plutôt qu'à la machine ? La pauvre
créature est dans l'attente. Quand Dunand paraît, ses grands yeux
d'or dont le regard se pose avec tant de douceur autour de lui, ses larges mains
délicates et prudentes la rassurent, car sitôt qu'il la touche,
elle tressaille et vibre joyeusement.
-
C'est Dunand ! dit-elle !"
La Laque
Passons
maintenant à la laque. Avant de laisser à M. Dunand le temps de
reprendre la parole nous osons lui poser une question :
- Doit-on dire une laque ou un laque ? Le genre du mot du mot laque reste énigmatique
pour nous.
- On dit, nous répond M. Dunand, la laque en parlant de la matière
elle-même. Mais on emploie le terme "un laque" lorsqu'il s'agit
d'un objet ou d'un meuble (sous-entendu) en laque. Pour les laques, on se sert
d'un bois mou (ni du chêne, ni de l'érable), mais qui ne travaille
pas, comme le poirier, le tabasco et tous les acajous.
Voici les états différents du laque :
1° Le bois pompe une première couche de laque naturelle qui adhère fortement ;
2° L'entoilage. - C'est l'opération qui consiste à recouvrir la laque d'une toile afin que toutes les veines du bois qui pourraient se trouver dans un meuble soient dissimulées.
3° Le ponçage de cette couche. - Il ne faut pas mettre de couche épaisse, sans quoi le dessous resterait toujours mou. C'est pourquoi nous mettons cinq jours de séchage ; et l'on ponce encore la nouvelle couche. Le premier ponçage donne une partie mate qui est obligatoire pour que la seconde couche puisse adhérer sur la première. Si l'on mettait les couches les unes sur les autres, les pellicules de laque pourraient se détacher.
Ce
dernier état vous montre un noir très profond, d'autant plus profond
qu'il n'entre dans sa composition aucune couleur noire. C'est de la laque oxydée
dans du fer. On la baratte pendant huit jours dans des sébiles de fer
et l'on obtient ce noir lisse et profond.
Pour travailler la laque, on se sert de pinceaux plats faits avec des cheveux
de Chinois très serrés. A mesure qu'ils s'usent, on taille le
pinceau comme un crayon.
Pour obtenir une laque rouge, on emploie une poudre de couleur végétale.
Les couleurs minérales ne se mélangent pas à la laque.
Il est donc difficile d'avoir une gamme de couleurs. Il n'y a pas de bleu, parce
que le bleu est mangé par la laque. On peut décorer les fonds
de différentes façons, mais il n'y a pas de laques blanches. J'ai
donc imaginé d'appliquer de la coquille d'oeuf.
La
Coquille d'oeuf. - On peut se servir de l'extérieur ou de l'intérieur
de la coquille. Si l'on prend l'extérieur il faut trouver des petites
formes rondes qui entrent les unes dans les autres. Ceci donne, une fois laqué,
des petites aspérités. Il restera toujours un petit oeil de couleur.
Au contraire, si l'on prend l'intérieur, une fois écrasé,
nous allons voir de petites cavités qui seront bordées d'un filet
blanc ou jaune. C'est le flanc de l'oeuf. On peut obtenir une série de
blanc teinté en se servant de l'oeuf de cane tirant sur le jaune, de
l'oeuf de perdrix tirant sur le vert, de l'oeuf cochinchinois plus foncé
que nos oeufs européens.
Il faut mettre une certaine épaisseur de laque pour que les coquilles
adhèrent sur une surface tout à fait plane et puissent être
poncées, en gardant leurs tonalités.
M.
Dunand fait maintenant circuler entre nos mains quelques-unes de ses productions
: d'abord des petites plaques de bois laqué, échantillons si curieux,
qui sont le résultat de ses recherches depuis des années, laques
noires, rouges ou dorés, veinés comme de l'écaille, poudrés
d'or ou de nacre, mosaïques régulières de coquilles d'oeuf,
ou poussière de ces coquilles pulvérisées qui semble une
poudre d'argent, toute une gamme de couleurs qui chatoient. Puis, voici l'utilisation
de ces échantillons, des frises laquées destinées aux portières
d'automobiles. Nous nous passons encore une partie du casque exécuté
pour le maréchal Foch avec la photographie du trophée terminée.
Soulevant dans ses bras un grand vase harmonieux fait d'une seule pièce
de métal laqué noir, l'artiste nous dit en souriant :
- Ceci est mon dernier enfant. J'y ai laissé quelques petites aspérités
qui animent la matière. Une pièce semblable faite à la
machine n'aurait pas cette souplesse que la main seule peut donner.
Des portraits se succèdent ensuite sur le chevalet du tableau noir :
portraits d'enfants, en laque d'or, sorte de haut-relief à l'aspect métallique,
portrait d'une couturière célèbre, que plusieurs femmes
reconnaissent et nomment aussitôt. Ce n'est pas cette garantie de ressemblance
qui nous attache ; l'oeuvre, en elle-même, fascine notre attention. La
laque diluée laisse apercevoir la coquille en transparence et figure
l'étoffe chamarrée d'une robe. Enfin, le portrait de Mme
Dunand provoque de longs applaudissements. Jamais un pinceau de peintre n'aurait
rendu avec plus de souplesse, la sinuosité de l'écharpe, le coloris
de la robe, l'expression grave du visage. A la galerie Georges Petit où
Dunand l'exposa, ce tableau remporta tous les suffrages. Et nous sommes heureuses
d'englober dans un même enthousiasme l'oeuvre peut-être la plus
sensible du maître, son auteur et le charmant modèle.
Pour compléter ses explications pourtant si claires, M. Dunand propose
de nous conduire par petits groupes, dans les ateliers où sont mises
en pratique ses délicates techniques.
Visite des Ateliers
La
première salle est réservée aux travaux de coquilles d'oeuf.
De jeunes Indochinois, munis de pinces comparables à celles des horlogers,
d'un mouvement patient et presque automatique, prennent successivement des morceaux
de coquilles préparés à l'avance. Agiles et adroits, ils
forment des mosaïques, des dessins réguliers, y ajoutant, parfois,
des paillettes de nacre dont l'effet est amusant.
Les coquilles une fois posées, on passe une couche de laque. Dans un
bol, près des établis, la matière brunâtre nous semble
une pâte de caramel dilué. Cette couche est nécessaire pour
boucher les petits interstices que laissent les craquelures des morceaux rapportés
les uns à côté des autres. Puis, il faut poncer le tout
pour redécouvrir les coquilles. Les petits travailleurs annamites, aux
yeux bridés, décorent encore un long panneau destiné à
une psyché, où ils alternent des motifs d'argent avec des formes
de poissons. Une fois debout, le miroitement du métal sur la laque noire
donne l'impression d'un rayon de soleil qui traverse l'eau.
Quittant
cet atelier, nous pénétrons dans une chambre humide, sorte d'étuve,
où durcissent les laques. L'eau y coule toute la nuit pour entretenir
l'humidité. Ce séchage est très variable. Il faut huit
jours, parfois quinze, pour l'obtenir. Pendant le dernier quartier de la lune,
les laques ne sèchent pas du tout. Cette révélation nous
paraît une légende rapportée d'Extrême-Orient par
un de ces ouvriers indigènes qui excitent notre curiosité. Comme
ils doivent avoir froid, comme ils doivent s'ennuyer sous notre ciel gris !...
M. Dunand nous raconte qu'il ne peut les garder plus de deux ans sans les envoyer
passer une saison dans leur pays natal.
Et nous nous émerveillons devant cette industrie des laques où
toutes les matières sont précieuses, où la main-d'oeuvre
elle-même se recrute si difficilement où, enfin, les conceptions
d'un artiste tel que Dunand rénovèrent cette industrie jusqu'à
en faire, comme à la plus belle époque des Japonais, un art véritable.
Le cadre change. Nous voici, à présent, dans l'atelier du métal.
Ce n'est plus le travail silencieux des Indochinois. Ici, les coups de marteau
résonnent joyeusement ; bruits de forge, bruits de gong cadencés
et réguliers. La leçon de M. Dunand nous a familiarisées
avec tous les objets que nous avons sous les yeux. Nous reconnaissons la recingle
emmanchée dans l'étau, le burin et une collection d'instruments
sans noms qu'il inventa spécialement pour l'exécution de toutes
les formes de ses vases.
Un jeune ouvrier, de douze ans à peine, nous frappe par son ardeur juvénile.
C'est un des fils de M. Dunand ; il s'exerce, ainsi que ses frères, à
continuer les traditions paternelles et nous fait songer à l'atelier
de Boulle où les générations gardèrent, pendant
plus d'un siècle, les secrets de l'ébénisterie.
Rentrées
dans l'atelier-salon, nous nous groupons autour de Mme Dunand qui
sut adapter, elle aussi, les procédés de son mari à des
utilisations féminines. Elle est parvenue à laquer des étoffes
d'une extrême souplesse, dans lesquelles nous avons peine à reconnaître
cette technique de la laque qui paraissait ne devoir s'appliquer qu'à
des matières rigides. Amusée par notre curiosité, elle
nous explique comment elle obtient ces gammes de couleurs, ces dégradés,
ces surfaces poudrées d'or et d'argent.
Il faut recouvrir les parties du tissu qui doivent rester nues, nous dit-elle.
En pulvérisant ensuite des laques diluées et colorées,
le décor apparaît selon le dessin tracé d'avance ; et ce
procédé s'emploie aussi bien sur des mousselines légères
que sur des velours chatoyants ou des lainages moelleux. Ouvrant une vaste armoire
laquée noire, elle en sort successivement des écharpes, des couvertures,
toutes les variétés d'étoffes dont les couleurs s'harmonisent
ou se heurtent au gré du hasard qui fait circuler ces chiffons d'art
entre nos mains. En dehors du plaisir qu'éprouvent toutes les femmes
à manier de délicats objets de parure, nous nous amusons à
retrouver dans leur composition les dessins géométriques que nous
avons aimés sur les vases de Dunand. Ces triangles de coquilles d'oeuf,
dont l'effet nous avait paru si heureux sur un paravent, les voilà drôlement
transposés sur un petit feutre noir qui prend l'aspect d'un chapeau recouvert
de givre régulier et discret.
Mais
il est temps de prendre congé de nos charmants hôtes. En les quittant,
nous voudrions expliquer à M. Dunand l'étape reposante que fut,
dans notre croisade d'art moderne, la visite de son atelier. Téméraires,
nous avons l'intention d'essayer de comprendre toutes les manifestations de
cet art, dont le premier aspect est, parfois, brutal.
Nous avons trouvé ici des conceptions nouvelles, c'est vrai, mais alliées
aux plus pures traditions familiales des artistes artisans de la vieille France.
Et c'est de nous avoir laissé cette impression de beauté harmonieuse,
que nous remercions surtout M. Dunand.