Article de Jacques Baschet, paru en 1927 dans le n° 4415 de L'Illustration

 

LES DINANDERIES ET LES LAQUES DE JEAN DUNAND


Dans le faubourg de Montrouge, à l'écart de la vie et du bruit, dans un quartier où les maisons basses, reliées par des murs qui cachent des jardins, ont une allure sage et modeste de provinciales, un artiste nous donne l'exemple imprévu d'être un des esprits les plus curieux, les plus chercheurs, les plus modernes de notre époque. Nous comprendrons tout à l'heure, après avoir franchi la petite porte bourgeoise, accueillante sans façon, pourquoi cette calme retraite est nécessaire à la création d'un art si médité qui néglige le prix du temps pour l'amour de la perfection.

Jean Dunand fut d'abord exclusivement dinandier. Et c'est bien le forgeron qui nous apparaît tout d'abord, haut de taille, solide d'épaules, une main large de colosse tendue vers nous, et aux lèvres le sourire des forts. Au cours de notre visite, nos yeux ne pourront s'empêcher de la suivre, cette main, tandis qu'elle se pose sur les choses, les saisit, les palpe, semble les modeler ou les caresser on ne sait trop, main charnue et nerveuse faite pour asservir la matière dure, la conduire à l'harmonie. Nous sommes dans une grande salle où, sans apparat, sans ordre, se mêlent des vases, des plateaux, des paravents, des tables, des portraits, des maquettes de pièces, oeuvre vaste, riche, précieuse, d'une invention qui se renouvelle sans cesse, pleine d'idées, de ressources, belle de matière et de forme. Et il est étrange d'écouter cet homme calme à l'accent trainant, au regard clair et tendre, parler si simplement de ces créations qui marquent le caractère d'une époque et dont la diversité, la passion de beauté raniment les grandes traditions d'autrefois.

Une résonance de métal frappé arrive jusqu'à nous. Jean Dunand pousse la porte et nous introduit dans un atelier bien modeste, mais encombré d'un nombreux outillage et dans lequel un ouvrier martèle une plaque ronde de métal composé d'un de ces alliages dont l'artiste a le secret et dont il use avec une infinie souplesse. Jean Dunand l'arrête, prend le marteau et, dans le rythme qui nous assourdit, j'entends la voix grave et posée qui explique : "C'est de ce disque plat que naîtra le vase et nous devrons le conduire jusqu'à sa forme définitive sans une soudure." Et le marteau de bois continuant à frapper le métal placé sur un billot creux lui donne la forme concave qui est le premier état de l'oeuvre. Alors va commencer la rétreinte, c'est-à-dire le modelage du métal, et son resserrement jusqu'au col, opération faite cette fois au marteau d'acier sur une enclume appelée bigorne. Chaque partie des flancs du vase est d'abord soumise au feu de la forge pour l'assouplir, puis le martèlement commence par la base de l'objet, monte en spirale et, sans jamais revenir en arrière, écrase les plis, faisant entrer les unes dans les autres les molécules de la matière. Les photographies que nous avons fait prendre montrent quelques-uns des stades auxquels parvient le vase au cours de ce façonnage. Le marteau, obéissant au bras, docile et puissant, conduit l'oeuvre avec sûreté, maintenant partout la même épaisseur, galbant la forme, son poids et sa violence mis au service de l'harmonie.

Pendant la guerre, ses ateliers désertés, l'artiste tenta de suppléer à la main d'oeuvre par le tour mécanique. Quelle simplification et quelles possibilités, semblait-il, lorsqu'un homme comme lui, maître des formes, dirigeait l'outil machine ! Mais il comprit très vite son erreur. Il n'arrivait pas à communiquer la vie. La ligne du vase restait la même, il lui manquait la souplesse, cet indéfinissable mouvement qui trahit la création de la main et marque l'oeuvre d'art. Le métal n'aime pas être maltraité. Ses molécules, brisées par la brutalité aveugle du tour, le rendaient dur, cassant, insoumis. Il faut entendre ce grand artiste parler de cette matière pour nous résistante, inerte, comme si elle était malléable, souple, obéissante, telle une argile, dans la dépendance de la main !

Les dinanderies de Dunand ont conservé longtemps leur nudité de matière frappée, polie au marteau d'acier, gardant au flanc les lueurs fauves de feu. Quand le décor apparut, ce ne furent que quelques dessins géométriques incisés dans la courbe du col, comme un collier sur la rondeur des formes. Et vraiment il semblait rester quelque chose d'humain dans ce métal qu'une âme d'artiste avait asservi à son émotion.

Mais ce créateur ne s'est jamais arrêté à une formule, si belle soit-elle. Il y a en lui un tempérament tenace de chercheur qui ne s'arrête jamais au succès, ardent à se renouveler. Achever était une des forces de la grande tradition qui s'est perdue dans la hâte de produire et le désir d'étonner. Chez cet artiste d'un autre âge, ce besoin de progresser, d'enrichir, de surpasser son oeuvre devait l'inciter à revêtir de somptuosité la beauté des formes. C'était reprendre le rêve des primitifs.

Sa curiosité des techniques le fit se tourner vers l'Orient. Un jour qu'il analysait la vieille patine d'un vase japonais, il comprit que ce manteau précieux était fait de laque. Les laqueurs de Paris furent convoqués chez lui. Il s'étonna de ne trouver en eux que des vernisseurs. Le mot donnait le change, mais le secret de la laque, de la vraie laque de Chine, était perdu en France. C'est par des Japonais, avec lesquels il avait travaillé en 1900 et auxquels il avait révélé sa façon de travailler le métal, qu'il reçut par réciprocité la révélation des anciens et traditionnels procédés de la laque orientale, celle des Coromandel. Désormais, il disposait d'un moyen nouveau pour la parure de ses métaux. Mais déjà il voyait plus loin et de nouvelles perspectives s'ouvraient devant sa pensée.

M. Dunand nous a entrainés vers d'autres ateliers où nous allons assister à la minutieuse préparation de la laque et à son application au décor. Nos lecteurs nous permettront d'entrer dans quelques détails techniques. Car vraiment, pour bien comprendre, bien pénétrer la beauté de cet art, il faut connaître son secret, le prix de son effort, tout ce qu'il contient de ressources, de richesse, d'invention, de patient génie.

Nous retrouverons tout à l'heure le vase entre les mains des décorateurs, mais lorsqu'il s'agit d'un meuble, d'un paravent, on ne dispose plus d'un dessous solide et lisse comme le métal ; il faut donc fournir au bois, qui devient ici le support, une armature rigide, et c'est l'objet de nombreuses et délicates opérations. L'essence de l'arbre n'est pas indifférente. Le choix se porte sur les bois sans nervures : le poirier, le tulipier, le sycomore, l'aulne, l'acajou. Une fois bien polie, la surface est imprégnée d'une couche de laque naturelle passée au pinceau. Qu'est-ce que la laque ? Une matière grise, rude, une résine tirée au Japon du Rhus vernicifera, sorte d'acacia, et à peu près semblable d'aspect à celle que nous récoltons sur nos pins. Vient une seconde couche, mélangée cette fois de terre très fine, importée du Japon et appelée à boucher les imperfections, les pores du bois, à dissimuler ses veines ; puis une toile, étendue sur le panneau, est emprisonnée dans la laque. Et alternativement seront appliquées des couches de laque pure et de laque mêlée de terre. Mais entre chaque opération interviennent le séchage et le ponçage. La laque offre cette particularité de ne sécher que dans l'humidité. M. Dunand nous mènera dans une grande pièce tout en ciment, sans fenêtre, sorte de caveau sur les parois duquel glisse perpétuellement une mince couche d'eau. C'est dans ce milieu saturé d'atmosphère humide que durcit la belle matière. Il lui faut environ cinq jours. Si on n'attendait pas suffisamment, les couches inférieures finiraient sans doute par sécher, peut-être au bout d'un an, mais il se produirait alors des affaissements qui ruineraient l'oeuvre définitive. Ce ruissellement continu dans la chambre humide a en outre l'avantage de protéger la laque contre la moindre molécule de poussière qui, irrémédiablement, resterait en elle comme une blessure. De même qu'elle ne supporterait pas la trace d'un poil arraché d'un pinceau. Aussi celui-ci est-il formé de longs cheveux de Chinois pris entre deux feuilles de bois, pinceau plat que l'on taille court comme un crayon au fur et à mesure de son usure. A la suite de chaque séchage, le panneau est poncé avec une poudre de charbon de plus en plus fine. On conçoit quelle cohésion, quelle solidité prend le bois ! Il est si protégé, si durci qu'il ne jouera jamais, qu'un ver serait dans l'impossibilité d'y vivre, et c'est ce qui a assuré aux vieux paravents de Chine leur durée. Peu à peu l'oeuvre s'est poursuivie lente, minutieuse, gagnant en finesse, en éclat. Maintenant, ce n'est plus que de la laque pure qui est passée en couches successives, étendue délicatement avec un tampon d'ouate et poncée avec la paume de la main au Tzinoko, poudre fine, presque impalpable, formée de corne de cerf calcinée. L'oeuvre achevée, il n'y aura pas eu moins de trente-six états. Ne comprend-on pas mieux maintenant la qualité de profondeur de ces noirs de paravents, si riches de substance, chauds au regard et doux aux doigts, miroirs pareils à ceux d'une eau veloutée ?

Penchés sur les établis, dociles aux directions de l'artiste, nous avons vu toute une équipe d'Asiatiques, Japonais, Indochinois silencieux et appliqués, aux gestes agiles et minutieux. L'Européen se prêterait mal à la patience de ce labeur, et sans doute y a-t-il dans cette race jaune un goût atavique et aussi une résignation à la fatale succession des heures qui les attache à ces oeuvres lentes et précieuses.

Le vase a subi les mêmes préparations pour l'application de la laque pure et, aux dernières couches, pour tous objets quels qu'ils soient, est intervenu le décor. C'est là que se révèle toute la maîtrise de Jean Dunand. Dans ce domaine, ce virtuose ne s'en est pas tenu à retrouver les secrets perdus de l'art de la Chine et du Japon. Il n'est pas une pièce sortie de ses mains où ne règne la fantaisie, où n'abondent les trouvailles. Son invention joue avec les procédés, profite des surprises, élargit la gamme des harmonies. Du vase il est passé au meuble, le voici au portrait. Dessinateur impeccable, il modèle avec toutes les matières. Pour colorer, il dispose d'abord de la palette des laques. Nous avons vu qu'à l'état naturel la laque a l'aspect de notre résine. Pour la conduire au noir, on l'oxyde en la barattant une huitaine de jours dans une grande sébille de fer contenant des billes de même métal. Les laques de couleurs sont obtenues par le mélange de la résine pure avec des terres. Mais la matière perd ainsi de sa transparence. Une laque rouge, par exemple, n'a jamais la profondeur d'une laque noire. Pourtant, M. Dunand a su en grande partie remédier à cette opacité en superposant les laques naturelles aux laques colorées. Une feuille d'or est parfois prise entre deux couches. "Les lapins" (voir reproduction dans la galerie Paravents /Série 2), à la fois si vivants et si stylisés, qui décorent l'un des paravents que nous reproduisons, sont des laques d'argent, en partie oxydé pour obtenir les gris. Par la table qui supporte le groupement des vases, comme par le Portrait de Mme Agnès (voir reproduction dans la galerie Portraits), comme par le paravent du "Clair de lune", on peut apprécier la variété d'effets que l'artiste a tirée de l'utilisation des coquilles d'oeuf. Une coquille est vidée, brisée, débarassée dans l'eau chaude de sa peau intérieure, puis écrasée. Chacun des minuscules morceaux, pris un par un, est posé sur une laque encore humide pour qu'il y adhère bien et suivant un dessin médité. Les petites taches claires sont habilement modulées grâce à l'emploi d'oeuf de poule, de cochinchinoise, de cane ou de perdrix dont les teintes vont du blanc au bleu ou gris. Mais l'effet peut encore être modifié suivant le sens dans lequel est placé le petit éclat. Car tout le motif recouvert de laque ne reparaît qu'au ponçage, à la suite du passage dans la chambre humide. Si la coquille a été placée, la partie convexe en dessus, elle reparaît toute entière ; dans le cas contraire, il reste un peu de laque dans l'alvéole du centre, comme une ombre légère adoucissant les blancs.

Mais ce magicien dispose de bien d'autres moyens encore. Tout semble lui servir, des graines de lentille, de chènevis, d'avoine jetées sur la laque et y gravant en creux des motifs remplis ensuite de laques colorées. Ou c'est une toile posée et soulevée laissant la marque de son réseau, ou une peau de sole. Et c'est aussi de la limaille d'or, de platine apportant une poussière lumineuse ou des pierres précieuses incrustées éclairant l'oeil d'un animal.

A ses côtés travaille un fils au même regard clair et, sur cet apprentissage, veille, non sans fierté, sa tendresse. Car cet artiste ne se croit pas au bout de sa création et il ne mesure les forces et les richesses de son oeuvre que pour peupler de projets l'avenir.

 

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