Article d'Emmanuel de Thubert, paru en 1920 dans le tome 1 de L'Art et les artistes

 

ART DECORATIF - JEAN DUNAND


J'entends quelquefois parler de l'art du métal comme d'une chose récente. Il est pourtant vieux comme le monde. Au moins remonte-t-il à la Préhistoire, et de tout temps il fut en honneur. Seulement, l'industrie, jusqu'à ces derniers temps, l'enlevait à nos ateliers. Avec la fonte et le mandrin, le métal ne nous demandait plus ses formes. Il les recevait de la machine.

Vous savez comment l'industrie fabrique les beaux objets que battaient les dinandiers : un chaudron, un coquemard, une lampe. Elle les emboutit à force dans une matrice. Fatalement, le métal va s'écraser contre ce mur d'acier. C'est l'effet naturel d'un coup de mandrin. Les usines vous donnent de cette manière toutes les formes que vous voulez. Elles les chargent même du décor à la mode, pour flatter l'oeil des pauvres gens. Ils pensent qu'ils achètent une meilleure lampe, si elle est ornée de fleurs ou de feuilles, une lampe tout au moins plus belle, et les fabriques profitent d'une manie qui leur permet de masquer leurs malfaçons. Le peuple croit, pourtant, que sa lampe a coûté plus de peine, comme s'il était difficile de donner un coup de mandrin brisé. D'un coup de celui-là, la fabrique a fait des feuilles, des fleurs, et tout ce que vous pouvez désirer. Le peuple est content, dites-vous ; mais l'industrie elle-même, voyez comme elle est fière. Depuis soixante-dix ans les sculpteurs nous la représentent autour des fenêtres du Carrousel avec une corne d'abondance sous les pieds et une étoile sur la tête. Que ne lui ont-ils mis aussi un chaudron dans la main ! Vous ne la verriez plus méditative comme ils l'ont faite, mais dressée d'orgueil pour tendre son pot au monde, pendant que les commis-voyageurs et les boutiquiers crieraient d'une même voix : C'est beau !

Nous disons, nous : C'est laid ! Le métal monté à la machine a pris ces formes molles que revêtent les copies de modelage, et toute sa texture est changée : le mandrin en a fait une espèce de cuir bouilli. Le modèle que va tirer à l'infini la machine fût-il le plus beau du monde, nous n'en avons, avec ce cruel estampage, qu'une image misérable où n'apparaissent aucune des qualités que lui donnerait le travail de la main. C'est que la machine ne travaille pas la matière. Songez d'où vient un vase, un chaudron, une lampe. C'est un disque de métal composé de grains qui ne deviennent plastiques qu'en glissant les uns sur les autres sous l'action du feu et du marteau, de manière à couler pour ainsi dire dans la forme d'un chaudron ou d'une lampe. Ce n'est pas ainsi que l'industrie traite la matière.

La matière est bonne fille. Encore faut-il l'aimer. Elle a des sens comme toute créature. D'où la nécessité de l'émouvoir pour qu'elle réponde bien au désir de l'ouvrier, et que l'ouvrier ait le sentiment de ces dispositions moléculaires qui sont les moeurs des métaux. Ainsi peut-il espérer de les plier à des formes nouvelles. C'est par intelligence et par charme, et non par violence, qu'il agit sur la matière. En fait, l'accord s'établit vite entre elle et lui. Elle se résigne, et puis, consent à des formes qui l'accomplissent. Quant à l'homme, il se réjouit de l'imprégner de lui-même, de lui communiquer sa pensée. S'il est vrai que la matière soit vivante, comment ne préférerait-elle pas obéir à l'homme plutôt qu'à la machine ? Entrez dans une fabrique : Regardez le marteau-pilon qui tombe ; écoutez le mandrin qui tonne. Vous êtes dans un lieu d'esclavage. Je vous dis que, lorsque la matière reçoit le coup qui la force, elle pousse un ah! d'épouvante et de douleur. Au contraire, voyez-la chez l'artiste, au milieu des marteaux, près de la forge, contre la bigorne et la recingle. La pauvre créature est dans l'attente quand l'homme paraît. Il est vêtu d'un grand tablier de cuir sous lequel disparaît toute sa personne. Il avance à pas lents, l'air méditatif et pesant ; mais sans doute, son visage clair, ses grands yeux d'or dont le regard se pose avec tant de douceur autour de lui, ses larges mains délicates et prudentes la rassurent, car sitôt qu'il la prend, qu'il la touche, elle tressaille et vibre joyeusement : C'est Dunand ! dit-elle.

L'art, aujourd'hui, est une protestation contre la vie. Je veux dire que les conditions sociales de notre vie servent trop souvent à cultiver l'inintelligence de l'ouvrier. L'inventeur est riche d'inspirations ; mais après lui, et la machine étant faite, l'homme devient un automate au service d'une pensée impersonnelle qui s'assujettit toutes ses forces, sans rien lui donner, en échange, qui aide à sa personnalité. Au contraire, les arts décoratifs exigent de l'artiste une invention perpétuelle : ils nous ramènent aux techniques d'autrefois, ils nous obligent à en trouver de nouvelles. Ils forment dans une société qui est rebelle à toute création des hommes qui sont capables d'imaginer une oeuvre personnelle et de la produire. C'est ainsi qu'ils sauvent une partie d l'esprit humain.

Dunand, pour sa part, a rénové l'art du métal. Chaque matière demande une technique particulière pour laquelle les outils de l'industrie ne pouvaient suffire. Comment conviendraient-ils au rêve et à la pensée d'un artiste, quand ils sont bons tout au plus à couper des rails et à enfoncer des clous ? Il faut de la souplesse aux outils du dinandier pour s'insinuer dans ses formes. Ils doivent être sensibles, curieux, intelligents, quand ils prolongent au sein de la matière la main de l'artiste. Dunand a donc commencé par inventer des outils pour chaque métal, des outils pour toutes les formes de ses vases. Il est entré de cette manière dans l'intimité des métaux, et voici longtemps que le cuivre, le plomb, l'étain, l'acier n'ont pas de réactions dont il ne se soit rendu maître. En même temps, il découvrait entre eux des rapports si naturels qu'il s'ingéniait à préparer leur rencontre, à les juxtaposer, à les associer. Finalement, et poussant jusqu'au bout la combinaison, il inventait des alliages. Voilà comment il a conduit si loin notre dinanderie. Cependant, il était trop avide de recherches et d'expériences pour s'en tenir là. Il a besoin de donner libre cours au don d'invention qui lui est personnel, et il aime la matière inconnue. Il s'est donc mis, dans ces derniers temps, à l'émail et à la laque.

Au commencement, il décorait ses vases. On pensait alors que l'art décoratif a pour objet d'interpréter des éléments naturels, et l'on n'aurait pas admis que le métal se présentât sans des plantes, des fleurs et des fruits. Dunand est le premier qui se soit affranchi du décor. Il estime qu'il n'ajoute pas au métal, et qu'il suffit pour la beauté d'un vase, d'un galbe pur et d'une matière franche. Aussi bien voyez les vases qu'il nous donne depuis quelques années. Ils sont en forme de bols, de coupes, ou bien dans des formes d'oeuf. Nulles ne sont plus simples ni plus pures. Ce sont celles que donnaient à la terre les mains des premiers hommes. Tous les objets sacrés, l'écuelle avec laquelle nos plus vieux ancêtres prenaient à l'eau courante, la coupe que les Gaulois se passaient dans les festins, le verre où nous versons le vin de nos vignes, le calice où le prêtre boit le sang d'un Dieu, ont la même forme liturgique, avec des courbes, des proportions pour ainsi dire rituelles, des formes pleines comme celles du corps humain, assez rondes et assez souples pour tenir dans nos mains, quand nous les élevons au ciel ou que nous les portons à nos lèvres. Le vase de Dunand, c'est une coupe montée par un homme qui s'est purifié des erreurs de l'art. Pourquoi lui donnerait-il d'autres formes que celles des Primitifs ? Toute la plastique, depuis la Préhistoire, s'inspire de la même forme sainte : celle de la coupe.

 

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