Article de Charlette Adrianne, paru en 1926 dans le n°63 de L'Officiel de la mode

 

JEAN DUNAND ET SON INFLUENCE SUR LA MODE


Lorsque, pour la première fois, Jean Dunand vous accueille au seuil de son atelier, vous éprouvez le même émoi que si un enchanteur des Mille et Une Nuits vous ouvrait, d'un coup, toutes les portes de son palais. D'un élan vous allez vers cet homme et vers son oeuvre, pénétré de respect et d'admiration. C'est tout un univers qui s'offre à vous, riche de l'esprit et de la matière. La plus belle des sources, la plus puissante cascade, le plus magnifique enchevêtrement d'arbres, l'entassement des pics vertigineux, l'atmosphère du large sont seuls capables de vous donner ce choc.

Il ne semble pas remarquer votre émoi et vous parle comme le plus simple des mortels, vous expliquant combien son travail est naturel - pour lui, oublie-t-il d'ajouter.

Peu à peu, les yeux s'habituant au nouveau monde auquel ils sont soumis s'attachent à chaque ouvrage.

Voici le domaine des laques où, parmi des jardins et des étangs, bêtes et gens évoluent dans leur élément décoratif : l'arabesque est devenue vivante, la matière glisse tour à tour du fluide au solide et du solide au fluide, dans un mouvement perpétuel. Je regarde et j'oublie que ce sont des murailles, des meubles, des paravents, des bibelots de coquetterie délicate. Je suis chez l'enchanteur. Alors l'enchanteur m'entraîne dans ses ateliers, où s'élaborent ces magnificences, et je comprends que les hommes ne deviennent des enchanteurs que par un long effort et un puissant labeur. Ici l'on martèle les métaux, lentement, à la main. Jean Dunand a trouvé de nouveaux instruments pour les ouvrer à son gré : là se font toutes les opérations de la laque - vingt-deux - pour obtenir cette profondeur dans la transparence, si pure dans les oeuvres de Dunand ; plus loin, des ouvriers chinois triturent et ajustent des coquilles d'oeufs pour obtenir ces blancs craquelés, trouvaille unique qui permet pour la première fois de réaliser des portraits en laque, car l'artiste a réussi cette merveille, se jouant de toutes les difficultés.

Comment, me direz-vous, cet art titanesque a-t-il pu influencer la mode ?

C'est le secret du goût français. Cet équilibre dans la fantaisie satisfait toutes les aspirations de notre race. L'outrance chez nous n'est qu'une apparence. L'art de Dunand, qui ne semble que caprice et qui est en réalité très stablement architecturé, devait influencer profondément les formes de la parure. Grâce à leur fine sensibilité, les femmes, les premières, sans se l'expliquer peut-être, ont deviné tout cela. Madeleine Vionnet, Louiseboulanger et surtout Agnès ont compris ce que Dunand pouvait apporter de neuf dans le domaine des beaux atours.

Jean Dunand a imaginé des étoffes, animées de toute se tendresse rajeunie dans cette atmosphère féminine, des ornements de chapeaux, des bibelots précieux, composés pour être maniés par des mains délicates : poudriers, boîtes, étuis, miroirs, tout le charmant attirail de la gracieuse vanité. De la collaboration intelligente entre cet artiste puissant et ces reines de la mode, l'art de Dunand est sorti rafraîchi, celui de ces créatrices raffinées, plus fort, plus précis.

Louiseboulanger, tout en se livrant à son amour des couleurs heureusement accouplées, a cherché d'avantage les harmonies de ses lignes ; Agnès a trouvé de nouvelles architectures de chapeaux, s'est ingénié à chiffonner adorablement des matières jusqu'alors inemployées, apprenant de Dunand la joie de faire obéir la matière à sa volonté.

Par contre, Jean Dunand s'est mis à rivaliser de coquetterie avec ses adorables entraîneuses. Il a créé pour les boudoirs de jolies rêveuses, des paravents aux dessins si arachnéens, qu'on pourrait croire qu'à la suite de la plus belle histoire que vous voudrez, une nymphe y aurait oublié sa dentelle. Il a forgé, pour ceindre les cous et les poignets fragiles, orner les oreilles menues, des bijoux inattendus où, à l'étrangeté des joyaux nègres, se mêle la fantasque mathématique du génial créateur qui sait être géomètre et poète. Les laques vivent sur le métal, fixées par une technique savante. Il a été plus loin encore : après avoir construit des cadres pour nos belles contemporaines, il s'amusa à en construire pour leurs parures familières. C'est ainsi qu'il inventa ce délicieux paravent porte-chapeaux, que l'on peut admirer chez Agnès, où les plus adorables coiffures se balancent tout en se mirant dans la plus pure des laques.

Voici la dernière étape franchie. Jean Dunand a réussi le mariage heureux de l'art décoratif et de la mode. Ne vous avais-je pas dit que c'était un magicien ?

 

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