1928-1930
L'année 1928 débuta par un événement très attendu : les premiers "adieux" de Joséphine Baker à son public. Cette soirée très parisienne eut lieu à la salle Pleyel, le 28 janvier. La scène était limitée par d'immenses paravents, les uns dorés, les autres peints de fleurs multicolores, tandis que de hauts vases à décor géométrique, faits de couleur argent aux reflets nacrés sur fond noir, achevaient cette décoration. A l'entracte, Joséphine mit en vente aux enchères, au profit d'une oeuvre charitable, le très beau programme qu'avait entièrement conçu et illustré pour cette occasion Jean Dunand.
Cette même année, les dirigeants de la société Lord & Taylor de New York décidèrent de monter une grande exposition d'art décoratif français dans les rayons de tous les étages de leur magasin. L'exposition fut inaugurée par Paul Claudel qui était alors ambassadeur de France auprès du gouvernement américain. Dunand participa à cette manifestation en proposant un envoi de vingt-quatre pièces, dont cinq écrans ou paravents, dix-huit vases et un plateau, plus quelques meubles.
De mars à fin avril, eut lieu à Athènes, en Grèce, une exposition d'art français, organisée par Fernand Chapsal, président du Comité français des expositions. Elle réunissait dans ses classes nombreuses les meilleures productions de notre pays. Jean Dunand obtint là encore un Grand Prix en présentant un paravent décoré de bouquetins et des vases laqués.
Tout au cours de l'année, Dunand travailla à la commande du milliardaire américain Templeton Croker pour sa résidence de San Francisco. Tandis que l'entrée et le grand salon avaient été confiés au talent de Jean-Michel Frank, Jean Dunand fut chargé des autres pièces. D'abord la chambre à coucher dont les boiseries et le mobilier étaient en laque arrachée grise; puis la salle à manger en laque or et un "breakfast room" en laque noire à décor de poissons japonais. Le dessin d'un vitrail fut même conçu par Dunand pour être exécuté par des verriers américains.
En septembre 1928, pour les 68 ans du président du Conseil Raymond Poincaré, tous les ministres se rendirent à sa résidence de campagne, à Sampigny près de Bar-le-Duc. A cette occasion, ils offrirent à l'épouse de celui-ci un vase sphérique de Dunand en laque noire à décor de poissons. C'est Louis Barthou, ministre de la Justice de l'époque, qui avait eu l'idée de ce cadeau.
A quelques temps de là, alors qu'il dirigeait de son toit les travaux d'agrandissement de ses ateliers, Dunand tomba et se cassa la jambe. Cet accident causa quelques perturbations dans l'organisation de l'exposition du groupe à la galerie Georges Petit. Dunand y présenta un paravent à douze feuilles du plus bel effet, tout en laque noire gravée et rehaussée d'argent, figurant un marabout près des eaux tumultueuses d'un torrent. Un critique d'art fit remarquer que si Dunand présentait toujours "la même richesse technique", on ne pouvait manquer d'être frappé par l'éclat de ses nouvelles colorations qui donnaient à ses panneaux et à ses grands vases "une magnificence nouvelle". Il faut dire que depuis quelques temps déjà, son fils aîné Bernard travaillait avec acharnement à trouver de nouvelles colorations de la laque, et qu'il avait réussi le premier à fixer la pigmentation d'un bleu et d'un vert.
En juin 1929, la galerie La Renaissance consacra une exposition particulière à Jean Dunand. Elle réunissait soixante panneaux extrêmement variés de taille comme de décor, quatre paravents, un bar pliant à motif de poissons, deux vitrines de dinanderie, une psyché à trois volets et de nombreux tapis exécutés par Jacques Dandelot sur des cartons de Dunand. Il était parfaitement conscient de l'importance de cette exposition, d'une part parce que cette galerie était à la pointe de l'avant-garde esthétique mais aussi parce qu'il souhaitait renouveler ses moyens d'expression. Il avait donc choisi tout particulièrement les pièces réunies, en les associant aussi bien par thème que par matière ou coloris. Ainsi, ce sont de véritables petits chefs-d'oeuvre qu'il présente au jugement du public. La série de laques sur des fonds or, argent, pourpre ou noir qu'il expose à La Renaissance caractérise son esprit de recherche, sa ténacité dans l'effort et sa minutie dans la réalisation.
Nommé membre de l'Exposition internationale de Barcelone en 1929, Dunand y envoya plusieurs oeuvres importantes, dont l'immense bahut en laque noire réalisé en collaboration avec Ruhlmann pour la manifestation de 1925. Au Salon des Artistes décorateurs de 1929, c'est un paravent figurant des bouquetins s'affrontant qui retient l'attention et les louanges de la critique, encore que les autres pièces présentées soient tout aussi intéressantes. Une autre épée de Jean Dunand est offerte, le 4 août 1929, à Fortunat Strowski, professeur à la Sorbonne et au Collège de France, lors de son élection à l'Institut.
L'Etat achètera à la galerie Georges Petit, en décembre, un grand panneau intitulé La Forêt, mesurant 3 mètres de haut sur 3,30 mètres de large. Cette année-là, Dunand présente pas moins de dix-sept panneaux et paravents. Certains de ces paravents sont d'une élégance extraordinaire, quelques motifs très simples étant jetés par hasard avec une feinte négligence, tandis que, sur d'autres, il a tracé à grands traits stylisés des paysages, des figures, des scènes entières d'une rare somptuosité décorative.
Depuis plusieurs mois déjà, Dunand travaille parallèlement à l'exécution de deux chantiers extrêmement importants : d'une part, la Compagnie Sud-Atlantique lui a commandé une partie de la décoration de son nouveau paquebot L'Atlantique; et d'autre part, le gouvernement français lui a passé commande officielle pour l'amènagement d'une partie d'un salon dans le bâtiment principal de la future Exposition coloniale de 1931. Bien que n'ayant qu'une sorte de vestibule à décorer, Jean Dunand décida de lui donner une telle importance qu'une fois en place, il devint tout naturellement le centre d'attraction du bâtiment.
C'est au Salon des Artistes décorateurs de 1930 qu'il présenta en avant-première ce vestibule colonial. Deux immenses vases sur trépied de fer forgé avaient été placés de part et d'autre de l'entrée. Ils se trouvent aujourd'hui au Musée d'art moderne de la Ville de Paris. A l'intérieur, quatre grands panneaux verticaux représentant des scènes africaines et asiatiques se faisaient face. Ils étaient situés de part et d'autre de deux larges ouvertures (devant conduire à des salons-bibliothèques dans le futur bâtiment de l'Exposition coloniale), au-dessus desquelles Dunand avait placé deux autres panneaux, décorés de scènes animalières exotiques. Au fond, entre les deux murs, il avait disposé une grande composition figurant deux éléphants d'Afrique dans un décor de savane. Dans cette présentation au Salon des Artistes décorateurs, Jean Dunand fit déboucher les ouvertures sur deux petites pièces décorées par ses soins, une alcôve et un boudoir.
A côté de ces installations complètes, particulièrement réussies (Varenne, dans la revue L'Amour de l'art du 4 août 1930, parla "d'oeuvre d'une exceptionnelle valeur"), Dunand exposait également à ce Salon d'autres oeuvres, dont un paravent impressionnant constitué de douze feuilles de près de trois mètres de haut. Il y avait représenté un vol de hérons en laque argent sur fond de paysage lunaire en laque noire, avec incrustations de nacre, de burgau et d'ivoire. La sobriété et la force de la composition, et la perfection technique de l'exécution, firent de ce paravent un véritable chef-d'oeuvre.
Le dernier mercredi d'octobre, Alix Dunand épouse Maurice Tahon, le fils du général. Elle a dix-huit ans et c'est le premier enfant à quitter le cercle familial.
A la traditionnelle exposition de fin d'année à la galerie Georges Petit, Dunand expose treize paravents. Marcel Pagnol lui loue des paravents pour plusieurs de ses films. Pour tout le monde, le nom de Dunand devient synonyme de laque et même de paravent en laque : dans une de ses pièces de théâtre, Henry Bernstein fait dire à l'une des héroïnes : "je pars choisir un paravent chez Dunand".