1935

En 1935 eut lieu une large présentation à la presse internationale du nouveau paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, Normandie. Il avait été baptisé plus de deux ans auparavant par la femme du président de la République, Madame Albert Lebrun, et sa décoration était maintenant en voie d'achèvement. C'était le plus beau et le plus grand navire jamais construit au monde, et tout avait été mis en oeuvre pour faire de lui une véritable ambassade de l'art français. Destiné à assurer la liaison Le Havre - New-York, il devait gagner, dès son premier voyage, le "Ruban bleu", symbole couronnant l'unité la plus rapide sur ce trajet. Construit à Saint-Nazaire, il mesurait 313,80 m de long sur 35,90 m de large, et pouvait transporter 1 982 passagers, en plus des 1 345 hommes d'équipage.

Dunand, qui connaissait depuis 1914 l'architecte Bouwens de Boïjen fut chargé par lui, et par les autres architectes, de l'entière décoration du fumoir et d'une partie du salon des premières classes. Conçus sur le thème Jeux et Joies de l'homme, on trouvait tout de suite, à droite en descendant le grand escalier d'honneur, un panneau illustrant La Pêche, et à gauche celui des Sports. En face, on découvrait respectivement, à droite et à gauche, La Conquête du cheval et Les Vendanges et la danse. Au centre, une grande porte à deux vantaux coulissants escamotables séparait le fumoir du salon. Le thème de la face fumoir était La Chasse. La face salon, réalisée par Jean Dunand d'après un carton de Jean Dupas, évoquait, autour d'une rose des vents étincelante, l'aurore, la nuit, la mer, le soleil et les vents. Des tables à jeux en laque rouge japonais, dont certaines pliables, avec des plateaux à damier en coquille d'oeuf, complétaient l'ensemble.

Les panneaux, ainsi que la porte à deux vantaux, mesuraient très exactement six mètres de haut. Chaque panneau avait 5,80 m de large tandis que la porte mesurait 8 m. Avec les cloisons en laque d'or unie qui complétaient l'installation dans la cage d'escalier et le couloir d'accès, l'ensemble constituait un assemblage de 1 035 éléments juxtaposés. Formant des blocs indépendants les uns des autres, ils étaient posés à joints apparents et répondaient avec souplesse aux différents mouvements du navire, au roulis comme au tangage. Au total, il y avait 1 200 mètres carrés de laque unie or, et plus de 235 mètres carrés de laque gravée polychrome. Le plafond en voûte arrondie du salon était soutenu par dix colonnes de 7 m de haut, de forme galbée, ayant 96 cm de diamètre à la base et 74 cm à la tête. Réalisées en stuc à l'atelier de Dunand, elles étaient toutes revêtues de laque d'or unie et pesaient deux tonnes chacune. Leur transport nécessita d'importants moyens, et beaucoup de précautions. Quatre autres colonnes, qui devaient revêtir les épontilles de fer soutenant le pont supérieur, furent de ce fait construites et laquées entièrement sur place. A la lecture de ces chiffres, sachant que tout était fait à la main, on juge de l'énormité du travail entrepris.

Chacune des figures fut sculptée en bas-relief très plat par Jean Dunand, et, malgré le côté monumental de ces compositions, il sculpta tous les détails avec beaucoup de précision. Ainsi, sur les mailles du filet des pêcheurs, chaque fibre de la corde le constituant avait son propre relief. Ce n'est qu'au cours des opérations de ponçage et de laquage que Jean Dunand put se faire aider par ses collaborateurs. A cette époque, plus de cent personnes travaillèrent uniquement, dans l'atelier, à cette réalisation; c'est dire l'importance de la commande à laquelle eut à faire face Jean Dunand, alors âgé de 58 ans. Toute affaire de talent mise à part, peu d'artistes auraient pu venir à bout d'une telle entreprise. Durant cette période, Dunand se couchait à deux heures du matin et se levait à six heures. Cet immense travail l'épuisa. Il n'est pas exagéré de penser qu'il en mourut quelques années plus tard, n'ayant jamais pleinement recouvré la santé.

Afin de travailler plus aisément en position verticale sur les dessins en grandeur nature et à la bonne hauteur, Dunand fit creuser, dans les sous-sols de son atelier de la rue Hallé, une fosse de 5 m de profondeur, avec un système de poulies lui permettant de monter ou de descendre les panneaux. Au cours des travaux de fondation, les ouvriers mirent à jour les vestiges de l'ancien aqueduc romain d'Arcueil qui passait sous la maison et amenait autrefois les eaux aux thermes de Cluny, situés au centre de Paris.

Normandie devait effectuer sa dernière traversée le 23 août 1939. La guerre étant déclarée le 3 septembre 1939, il resta à quai à New-York. Lors de son désarmement définitif en 1941, tous les panneaux en laque furent déposés et stockés dans les entrepôts de la Compagnie à New-York. Ils ne revinrent en France qu'après la guerre, pour être remontés sur les nouveaux navires de la Compagnie, Liberté et Ile de France, après avoir été retaillés sous la direction de Pierre Dunand pour les adapter à la hauteur moindre des salles devant les recevoir.

C'est au cours de travaux de modification, destinés à transformer Normandie en bateau militaire de la marine américaine, que la plus belle unité de la marine marchande mondiale brûla le 9 février 1942.

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